Dans une Vienne moderne et anonyme, qu’Elfriede Jelinek englobe dans la haine qu’elle voue en parallèle au machisme de la société et aux parents castrateurs, une jeune femme de trente-six ans, qui n’a jamais eu d’enfance, souffre, lutte et se perd aux confins de la folie auto-destructrice.
Elle s’appelle Erika Kohut et vit avec sa mère, dans un petit appartement bourgeois que la toute puissante maman rêve de troquer un jour contre une maison achetée avec les économies rognées sur le salaire de professeur d’Erika. De père, il n’y en a pas. Ou plutôt, il y en a eu un – le temps de la conception et encore quelques années après. Et puis, le pauvre homme a sombré dans la folie (on le comprend
) et les deux femmes l'ont alors placé dans un établissement spécialisé : dans la relation dévorante qu’elle entretient avec sa fille, la mère n’a besoin de personne, et surtout pas d’un homme, encore moins d'un père.
La mère – c’est toujours de cette manière que la désigne Jelinek – rêvait pour sa fille d’une carrière de pianiste virtuose. Sous ce prétexte, elle l’a privée de toute enfance digne de ce nom. Alors que les jeunes de son âge riaient et s’amusaient, Erika faisait ses gammes et travaillait, travaillait, travaillait sans répit.
Hélas ! Tout ces beaux efforts n’ont abouti qu’à la déconfiture de la mère - et d’Erika, par voie de conséquence. Celle-ci a dû en effet se contenter d'un poste de professeur de piano. Evidemment, cela lui assure son pain quotidien – et aussi les liqueurs de sa maman. Mais si elle se met en tête de sortir, pour se rendre par exemple dans un
peep-show ou de s’en aller espionner les batifolages des amoureux dans quelque banlieue propice, elle doit le faire en cachette et prévoir une amie complice qui, lorsque la mère téléphonera pour s’enquérir de sa fille, lui certifiera que oui, Erika est bien passée et vient de reprendre le chemin du retour.
Pas question non plus pour Erika d’acheter des vêtements « mode », encore moins de les arborer ! La mère ne saurait tolérer pareille rébellion qui, pour elle, symbolise le rêve de sa fille de séduire l’extérieur et surtout les hommes.
Comme si sa maman ne lui suffisait pas, à cette ingrate …
Mais voilà qu’un jour, Walter Klemmer, l’un des élèves les plus doués d’Erika, ose déclarer sa flamme - un peu cynique tout de même - à son professeur. Alors, Erika s’éveille, palpite et croit que le grand jour est enfin arrivé. Mais cette victime d’une éducation trop rigide est incapable de concevoir une relation sexuelle normale avec qui que ce soit et ses exigences étonnent puis écœurent carrément l’amoureux transi qui est avant tout un redoutable conformiste. Pour ce mâle autrichien que vilipende Jelinek avec volupté, accéder aux désirs d’Erika équivaudrait à se soumettre à cette créature inférieure qu’est la Femme. Aussi refuse-t-il et s'enfuit-il bien vertueusement … avant de revenir en catimini imposer à la malheureuse, encore à moitié endormie, sa vision personnelle du rapport homme-femme.
Roman outrageusement noir qui ne fait grâce à rien ni personne, « La Pianiste » est d’une brutalité quasi masculine. La pornographie qu’on a souvent reprochée à son auteur y fait des apparitions fulgurantes mais sans jamais s’étaler. Froidement, presque cliniquement, Jelinek détaille l’horreur du sexe mal compris et mal aimé et celle, encore plus atroce, d’un amour parental perverti et castrateur.
Un livre à lire donc mais attention : accrochez-vous car "La Pianiste" est une authentique coupe d'amertume et de souffrance que l'ironie féroce de son auteur ne cherche pas un seul instant, au reste, à dissimuler.